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La notion de faute à la luminère projet de convention de la Commission du Droit International sur la reponsabilité internationale

Abstract

I. Introduction. Le problème de la faute dans la doctrine et dans le projet de codification de la CDI

Peu de questions ont autant occupé, fasciné et divisé les amateurs de droit international que le rôle de la faute, entendue comme attitude psychologique de l'individu, dans la problématique de la responsabilité internationale.

Cet intérêt s'explique facilement: reconnaître ou non la faute en tant qu'élément constitutif du délit international, c'est aller au-delà d'une prise de position doctrinale en la matière; il s'agit plutôt d'une déclaration de foi plus ou moins consciente, d'une Weltanschauung du droit international. A l'époque d'Anzilotti, on se demandait si la faute avait encore une raison d'être dans un système dominé par la «positivité» objective de la volonté des Etats.2 Entre les deux guerres, la question était de savoir si le droit international, vu sa nature de droit primitif, était en mesure d'accueillir ces concepts raffinés que sont la faute et la responsabilité individuelles, lesquels existent dans les systèmes nationaux les plus évolués.3 Aujourd'hui, dans une curieuse inversion de perspective qui est assez significative, on se demande si le droit international ne rendrait pas un meilleur service aux exigences du monde contemporain s'il cessait de considérer la faute comme une condition nécessaire du délit. En effet, il en va ainsi dans les systèmes nationaux les plus évolués, pour un nombre sans cesse croissant d'activités techniques réputées dangereuses, ou qui comportent en tout cas un coût social élevé en termes de risque de dommages.4

Par ailleurs, le débat sur la faute semblait avoir perdu de son intérêt ces dernières années. La nouvelle doctrine, qu'un auteur qualifiait récemment d'éclectique,5 rechignait à analyser davantage le thème. Des observations empiriques corroboraient l'opinion selon laquelle on ne pouvait donner de réponse univoque au problème de la faute: dans certains cas, la faute serait un élément indispensable pour affirmer qu'il y a délit, dans d'autres, en revanche, elle ne serait pas nécessaire. La tâche de la doctrine serait uniquement d'identifier précisément ces deux catégories et de rechercher la ratio de l'élément qui distingue l'une de l'autre.

Cette tendance de la doctrine avait déjà été annoncée partiellement par Schwarzenberger à la fin des années 1950. Selon lui, il n'existe aucune règle qui impose à un tribunal international d'appliquer un test objectif ou subjectif de responsabilité. C'est plutôt le caractère discrétionnaire du pouvoir judiciaire qui, à la lumière de critères d'équité et de raison, doit suggérer pour chaque cas particulier une solution qui tienne compte ou non d'éléments subjectifs.6 Zemanek a récemment offert une explication pour cet état de choses: pendant la période qui va grosso modo jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale, c'est-à-dire une période qui débute dans l'euphorie avant de continuer dans l'espoir quant à l'avenir d'un système juridictionnel obligatoire, les arbitres ont abordé le problème de la responsabilité en appliquant les principes généraux du droit, parmi lesquels figurait également celui de la faute. Plus tard, en revanche, alors que les Etats s'opposaient résolument à recourir à un système juridictionnel pour résoudre leurs différends, on a assisté à la propagation de doctrines fondées sur la responsabilité objective.7 Si on développe la pensée de Zemanek, on peut dire qu'un scepticisme croissant quant aux possibilités du système juridictionnel a fait en sorte que les Etats, quand ils y ont recouru, se sont en général limités à lui demander un jugement sur la violation objective d'une norme internationale. En outre, ils ont soigneusement évité toute question - dont précisément celle de la faute de l'agent - susceptible de conférer aux juges un pouvoir d'enquête qui aurait pu avoir une incidence sur la structure et l'organisation interne des Etats. Les tribunaux internationaux se seraient donc adaptés à cette situation et auraient essayé de prendre en considération l'élément subjectif du délit en ayant recours à des critères d'équité ou à des concepts comme l'impossibilité, le caractère non volontaire, l'erreur ou le hasard pour révéler son existence, ne serait-ce qu'a contrario.

Comme nous l'avons mentionné, la doctrine actuelle la plus avisée tente de résoudre le problème de la faute par une approche différente. On la trouve formulée en termes généraux chez des auteurs comme Bronwlie,8 Conforti9 et Dupuy.10 Ce dernier fait observer que dans de nombreux cas, «la démonstration du caractère illicite d'un fait imputable à l'Etat dépendra de la recherche des intentions et réintroduira ainsi dans l'appréciation de l'acte des considérations inévitablement subjectives».11 En règle générale, les catégories de faits imputables à l'Etat qui témoignent de l'intention de l'auteur relèvent des obligations définies en termes de finalité et des cas où l'exercice d'un droit se fait sur la base de considérations incompatibles avec le respect de normes juridiques applicables. A titre d'exemple, Dupuy cite les cas de l'expropriation (internationalement licite lorsqu'elle est ordonnée dans l'intérêt public12) et de diverses décisions étatiques telles que l'admission et l'expulsion d'étrangers (illicites lorsqu'elles sont effectuées arbitrairement13). Des considérations de caractère subjectif se manifestent également, selon l'auteur, en matière de due diligence.14

D'autres auteurs proposent des distinctions plus systématiques. Zemanek15 se réfère à la doctrine de Strupp16 - dont l'influence sur la doctrine de langue allemande ne s'est jamais démentie, du moins en tant que critère préliminaire - et opère une distinction entre délits par commission (Handlungsdelikte) et par omission (Unterlassungen). Dans chacune de ces catégories, la faute est une condition du délit; toutefois, elle est plus objective dans la première catégorie, dans la mesure où les moyens qu'il faut employer pour s'acquitter des obligations sont évalués par référence à un standard international, de sorte que tout manquement à ce modèle représente en soi un comportement fautif.17

Sous un angle encore différent, c'est-à-dire en partant d'une conception générale de faute objective, Pisillo Mazzeschi18 a récemment proposé une théorie qui, réactualisant l'idée d'Anzilotti, opère une distinction entre obligations de moyens et obligations de résultat. Pour chacune de ces obligations, l'Etat serait tenu au respect strict de la norme internationale. Toutefois, les premières auraient une particularité: la norme même n'imposerait rien d'autre à l'Etat que l'adoption d'un comportement diligent qu'elle déterminerait.

Etant donné les incertitudes de la doctrine, il est intéressant de connaître l'opinion de la CDI, qui se trouve aux prises depuis plusieurs décennies avec la codification des règles sur la responsabilité des Etats.19 Ses travaux reflètent la manière par laquelle la doctrine moderne la plus avisée tente de fournir une réponse au problème de la faute en se situant uniquement au niveau des normes primaires.

La distinction entre obligations primaires et obligations secondaires en matière de responsabilité internationale, opérée au début des années 1960 - sur suggestion d'Ago20 - par la Commission du droit international, est trop connue pour devoir faire ici l'objet d'un approfondissement. On connaît également les critiques, formulées principalement du côté anglo-américain,21 contre le choix de la Commission de codifier exclusivement les normes secondaires, c'est-à-dire les normes qui régissent les conditions d'existence du délit et ses conséquences. D'une part, le côté très abstrait du projet de codification empêche que l'on prenne en considération les thèmes classiques de la responsabilité des Etats en matière de traitement des étrangers. D'autre part, le corset dogmatique imposé par la Commission empêche cette matière intarissable qu'est la responsabilité des Etats de se libérer d'un modèle rigide et artificiel.

La méthode de la CDI part du principe que la responsabilité constitue la conséquence inévitable de tout délit.

C'est précisément sur la base de cette considération que la Commission estime pouvoir soumettre à une _uvre de codification unitaire les normes relatives à la responsabilité. Comme le fait observer Simma,22 ceci est justifié, dans la mesure où une violation, par exemple d'un traité bilatéral d'amitié et de commerce, fonde la responsabilité de l'Etat tout autant qu'une violation de l'interdiction d'employer la force ou le génocide. Cependant, ces exemples montrent précisément combien une généralisation trop poussée des conséquences du délit se révèle impossible, étant donné que celles-ci dépendent aussi et surtout du caractère de la norme primaire violée.

On sait que l'article 3, relatif aux éléments constitutifs du fait illicite international, est la clef de voûte de toute la systématique de la CDI. L'article reconnaît deux éléments: a) un comportement (acte ou omission) imputable à l'Etat sur la base du droit international; b) le fait que ce comportement constitue un manquement à une obligation de droit international.23

Quant à la faute, on n'en trouve mention ni dans les travaux de la CDI relatifs à la première partie du projet, ni dans les rapports d'Ago. Pour une série de raisons, cette absence a de quoi laisser perplexe. Tout d'abord, il est surprenant que l'on omette la faute, thème classique de la responsabilité, dans un projet par ailleurs très abstrait et «académique». Cette omission ne devient que plus étrange lorsque l'on sait que c'est précisément au rapporteur Ago que l'on doit certaines des études les plus approfondies et les plus éclairantes sur le thème de la faute.

En fait, Ago avait clairement exprimé son intérêt pour cette problématique dans le rapport qu'il avait rédigé en qualité de président du sous-comité de la CDI. Celui-ci avait été chargé en 1963 d'examiner les possibilités de codifier le domaine de la responsabilité internationale, à la suite de l'enlisement définitif de la tentative réalisée à la fin des années 1950 par Garcia Amador. Le concept de faute figurait bien parmi les questions présentées par Ago.24 Au cours du débat, Jimenez de Arechaga proposa d'éliminer du texte du rapport toute référence à la faute, précisant qu'il s'agissait d'une question sans aucun doute intéressante d'un point de vue théorique, mais qui ne convenait pas au but pratique d'un projet de codification.25 Ago répliqua qu'un débat approfondi était nécessaire. Il repoussa aussi la thèse du manque d'intérêt pratique du problème en évoquant l'exemple du survol involontaire et non autorisé de l'espace aérien d'un pays étranger.

L'omission totale d'une quelconque référence à la faute au cours des longues années du difficile travail qu'a représenté la codification des conditions d'existence du fait illicite international ne doit pas pour autant laisser à penser que la question ait été ignorée par Ago ou par les membres de la Commission. Au contraire, comme nous allons le voir, et même si elle est restée dans l'ombre, c'est elle qui a imposé la solution de divers problèmes, notamment en ce qui concerne le délit pour violation des obligations de prévention (II) ou les circonstances qui excluent le délit (III). Enfin, le nouveau rapporteur Arangio-Ruiz a mis en lumière l'importance de la faute aux fins des conséquences du fait illicite, en particulier la réparation (IV).

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